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Recourir à un détective privé pour établir la faute d'un salarié : légal mais inutilisable

Table des matières

Un employeur peut-il mandater une agence de recherches privées pour surveiller un salarié soupçonné de manquements ? Et surtout, le rapport d'enquête sera-t-il recevable devant un tribunal ? La réponse est claire. La pratique est légale. Mais la preuve obtenue par filature est quasi systématiquement rejetée par les juges. Un paradoxe qui mérite explication. Car beaucoup d'employeurs - privés comme publics - pensent encore pouvoir utiliser ce type de rapport pour justifier un licenciement ou une sanction disciplinaire.

Ce que dit le Code de la sécurité intérieure

L'article L. 621-1 du Code de la sécurité intérieure définit l'activité des agences de recherches privées. Il s'agit d'une "profession libérale qui consiste, pour une personne, à recueillir, même sans faire état de sa qualité ni révéler l'objet de sa mission, des informations ou renseignements destinés à des tiers, en vue de la défense de leurs intérêts".

L'agent de recherches privées (ARP) peut donc être mandaté par un employeur pour recueillir des informations sur un salarié. En toute discrétion. C'est son métier. Aucune interdiction légale ne s'y oppose.

Mais le problème ne se situe pas là.

Le cadre du droit du travail

L'article L. 1121-1 du Code du travail pose un principe fondamental : "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché."

La Cour de cassation a précisé cette règle. L'employeur a le droit de contrôler et surveiller l'activité de ses salariés pendant le temps de travail. Mais deux conditions s'imposent :

  • Le dispositif de contrôle doit être porté à la connaissance des salariés
  • Le procédé ne doit pas être clandestin

L'ancien article L. 432-2-1 du Code du travail (aujourd'hui codifié aux articles L. 2312-38 et suivants) prévoyait l'information et la consultation du comité d'entreprise avant toute mise en œuvre de moyens de contrôle de l'activité des salariés.

La filature : un moyen de preuve illicite

C'est là que le bât blesse. La Cour de cassation a tranché de manière constante.

Arrêt du 22 mai 1995 (Cass. soc., n° 93-44078, Sté. Manulev service c/Salingue) : le compte rendu de filature ne constitue pas un moyen de preuve licite.

Arrêt du 26 novembre 2002 (Cass. soc., n° 00-42401) : le recours à un détective privé pour suivre un salarié est "nécessairement disproportionné au but, même légitime, que peut poursuivre l'employeur".

La jurisprudence s'appuie sur l'article 9 du Code civil qui protège le respect de la vie privée. L'article 226-1 du Code pénal réprime les atteintes à l'intimité : un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende pour la captation, l'enregistrement ou la transmission d'images ou de paroles sans consentement.

Que risque l'employeur ?

Plusieurs conséquences :

  1. Le rejet de la preuve : le rapport de filature sera écarté des débats. Il ne pourra pas servir à justifier un licenciement ou une sanction.
  2. Des dommages et intérêts : la Cour d'appel de Chambéry (6 septembre 2011, n° 10/02697) a condamné un employeur à verser 1 000 euros au salarié pour atteinte à sa vie privée.
  3. Un risque pénal : si les images ont été captées dans un lieu privé sans consentement, l'infraction est constituée.

Le cas particulier des agents publics

La question écrite n° 01622 du sénateur Jean Louis Masson (JO Sénat du 23 août 2012) posait une question précise : une commune peut-elle recourir à une agence de détectives privés pour établir la faute disciplinaire d'un agent ?

La réponse du ministère de l'Intérieur (JO Sénat du 15 mai 2014) est sans ambiguïté. La jurisprudence applicable aux salariés du secteur privé est transposable aux agents des collectivités territoriales. Les éléments recueillis par filature ne pourront pas être utilisés comme mode de preuve devant le tribunal administratif.

L'exception : l'enquête interne pour harcèlement

Une nuance existe. La Cour de cassation a admis qu'une enquête interne puisse être organisée sans en informer le salarié visé, dans le cadre d'une dénonciation de harcèlement moral (voir notre article : "Enquête secrète : la justice confirme qu'un salarié peut en faire l'objet").

Dans ce cas précis, l'enquête répond à une obligation légale de l'employeur. Elle n'est pas assimilée à un "procédé clandestin de surveillance".

Mais attention : cette exception ne s'applique pas aux filatures réalisées par un détective privé dans l'espace public ou en dehors du temps de travail.

Ce que cela implique pour notre secteur de la sécurité privée

Les entreprises de notre secteur de la sécurité privée sont parfois sollicitées pour intervenir dans ce type de situation. Que ce soit en interne (surveillance d'un salarié) ou à la demande d'un client.

Trois points à retenir :

  • Les agents de sécurité ne sont pas des agents de recherches privées. L'article L. 617-1 du Code de la sécurité intérieure interdit le cumul des activités de surveillance (titre I) et de recherches privées (titre II).
  • Le rapport d'un ARP n'a de valeur que s'il peut être produit en justice. Mandater un détective pour une filature revient souvent à dépenser de l'argent pour une preuve inexploitable.
  • Les donneurs d'ordre doivent être informés. Un dirigeant qui conseille à son client de recourir à un détective doit l'alerter sur les limites de cette démarche.

À retenir

  • La filature d'un salarié par un détective privé est légale mais le rapport obtenu est quasi systématiquement rejeté comme preuve.
  • L'employeur risque le rejet de la preuve, des dommages et intérêts, et une éventuelle sanction pénale.
  • Cette jurisprudence s'applique aussi aux agents des collectivités territoriales.
  • Seule exception : l'enquête interne pour harcèlement, encadrée par des règles spécifiques.

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